Pour tout musicien, le jeu en duo représente une expérience résolument à part. Parce qu'il poursuit l'idéal d'un tête-à-tête dont les protagonistes fondraient leurs voix dans le creuset d'une pensée commune, il met plus que jamais le partage à l'origine même du geste instrumental. Il n'exige pas seulement une très haute qualité de parole, mais aussi une exceptionnelle qualité d'écoute. En duo, c'est aussi et surtout avec les oreilles - le premier véritable instrument du musicien - que tout se joue. Cet art de la conversation basé sur l'entente et l'attention à l'autre, le joueur de kora Ballaké Sissoko et le violoncelliste Vincent Segal le poussent à son plus haut degré de justesse dans "Chamber Music". Cet album n'aurait pu être que le témoignage d'une brève rencontre placée sous le signe du métissage des cultures. C'est heureusement bien plus que ça. Ce soin apporté à la pâte humaine de toute musique, Sissoko et Segal le cultivent depuis une bonne vingtaine d'années - le premier en ayant notamment croisé ses cordes avec celles de Taj Mahal ou du pianiste Ludovic Einaudi, le second en ayant assumé les rôles d'accompagnateur, d'arrangeur ou de producteur avec une myriade de personnalités aussi différentes que Cesaria Evora, -M-, Blackalicious, Piers Faccini, Sting ou Marianne Faithfull. Leurs parcours respectifs disent l'importance qu'ils accordent à ces transmissions de pensées et de sensations. Le plaisir de la musique, ici, s'est condensé dans l'espace et le temps que les deux amis se sont aménagés : une pièce nue dans le studio Moffou de Salif Keita, trois sessions d'enregistrement sans overdubs, tissées dans le cocon protecteur de la nuit malienne. A l'écart de l'agitation des hommes et au coeur apaisé du monde, Ballaké Sissoko et Vincent Segal ont chassé de leurs esprits tout ce qui peut éloigner un musicien de son art - toutes ces vaines considérations de genre ou de style qui n'intéressent guère que les colleurs d'étiquettes - pour mieux se concentrer sur l'essentiel : l'imbrication harmonieuse de leurs langages et de leurs signatures, l'entrelacement de leurs chants intérieurs, auxquels les ondes subtiles de l'improvisation et la vibration secrète du silence sont venues apporter une densité supplémentaire. Leur complicité est telle que la kora et le violoncelle, loin de s'adonner à un trop formel échange de réparties, semblent s'exprimer d'une même voix : Sissoko et Segal mêlent ici leurs sangs et leurs sons pour conclure un pacte qui vise au jaillissement d'une parole justement unifiée, d'une incomparable limpidité. Ce qu'on entend dans Chamber Music est rare et précieux: deux sensibiltés à l'unisson, sur la même longueur d'onde, créent une musique qui, littéralement, coule de source.